QUI EST RESPONSABLE ? Alors que trois cheminots et un usager comparaissent depuis hier devant le tribunal correctionnel de Paris la responsabilité de la direction de la SNCF a été au centre de la première journée d’audience IL y a des coïncidences bizarres. La première journée du procès après la catastrophe ferroviaire de la gare de Paris-Lyon du 27 juin 1988, qui s’est ouverte hier au Palais de Justice de Paris, en a porté témoignage. « Cette affaire est due à une succession d’événements imputables aux prévenus, et aussi à des causes extérieures » conclura le président Antonetti, après avoir dressé l’acte d’accusation contre les quatre inculpés, tel qu’il ressort des rapports des commissions d’expertise. Mais l’ombre d’un précédent procès plane sur cette première audience. C’est en effet devant cette même 17e chambre correctionnelle que comparaissaient au mois de juillet dernier les ministres impliqués dans le scandale du sang contaminé. Ils étaient « responsables, mais non coupables » selon les mots de l’ex-ministre de la Santé Georgina Dufoix. « Responsables mais non coupables », c’est précisément l’argumentation de la direction de la SNCF dans cette tragédie qui a fait 56 morts et 56 blessés. Lorsqu’à l’issue du long appel des parties civiles, Me Lachaux, défenseur de Daniel Saulin et d’André Fouquet respectivement conducteur du train percuteur et contrôleur du convoi percuté - vient à la barre, on sent que le procès peut prendre une tout autre tournure que celle qui était prévue. On s’attendait à une attaque en règle contre les lampistes, et voilà que l’avocat demande que soit entaché de nullité l’ordre de renvoi devant le tribunal, pour cause de « non-équité au sens de la Commission européenne des droits de l’homme ». « Ce dossier volumineux, je crains qu’il ne vous permette pas de rechercher la vérité, poursuit Me Lachaux à l’adresse du président Antonetti, car un certain nombre de charges pesant sur d’autres responsabilités n’y sont pas traitées, pourtant révélées par les rapports et les expertises judiciaires ». Et Me Lachaux parle sans hésiter « des charges qui mettent en cause la responsabilité de la SNCF ». L’avocat cite plusieurs exemples. D’abord les défauts pointés de l’entretien du matériel. En particulier, s’agissant du levier de purge du réservoir de frein, dont il sera sûrement beaucoup question jusqu’à la fin des audiences. Défaut encore dans le matériel roulant, puisque aucun dispositif ne permettait de connaître, dans la cabine de pilotage, l’état exact du système de freinage. Défaut encore pour ce fameux robinet d’arrêt de conduite général, qui semble si important pour la sécurité mais qui n’est pas signalé comme tel, et dont le sens d’ouverture est inversé. On croit l’ouvrir et on le ferme, ou vice versa. Défaut aussi dans le système d’action du signal d’alarme, que la voyageuse Odile Mirroir a tiré. A l’époque, il agissait directement sur le circuit de freinage. Après l’accident, il sera remplacé par un signal phonique, qui alerte le conducteur d’un éventuel problème. Défaut enfin du système d’alerte radio parfaitement déclenché par Daniel Saulin, mais qui n’autorise pas la conversation entre la machine et le poste de régulation. A noter encore que ce jour-là la liaison poste de régulation/aiguillage ne fonctionnait pas. Me Lachaux évoque alors la philosophie de la direction de la SNCF, qui incite les agents « à tout faire pour se dépanner seuls et faire repartir le plus vite possible un convoi coûte que coûte, y compris en se dédouanant des prescriptions officielles ». L’avocat dresse aussi un portrait peu flatteur de cette gare souterraine de Paris-Lyon, inaugurée en 1980, et dans laquelle n’existe aucune disposition antidérive autre que l’antique heurtoir en bout de ligne. Un avocat d’une des parties civiles appuie la requête en nullité : « Les victimes de la gare de Lyon méritent-elles moins de considération que celles de Furiani ? » Même démarche de la part de Me Lafarge, le défenseur d’Odile Mirroir, « l’humble parmi les humbles dans ce procès ». C’est l’occasion pour lui de brosser le terrible tableau des usagers quotidiens des transports en commun en région parisienne, qui constitue « une forme particulière de la misère urbaine ». L’avocat parle de ce réseau le plus souvent « désheuré », selon l’expression de la SNCF elle-même : retards ou annulations de trains de manière chronique, et surtout non-information des voyageurs. Ce 27 juin 1988, le train omnibus 155 747 Juvisy-Paris qu’emprunte chaque jour Odile Mirroir, jusqu’à Vert-de-Maisons, avait été supprimé à la suite d’un incident en gare de départ. Evidemment, les voyageurs ne le savaient pas. Comment d’ailleurs pourraient-ils connaître les changements de dessertes quand une commission rogatoire de la gendarmerie en gare de Juvisy a conclu à la non-fiabilité du système informatique de télépancartage ? Sur quatre panneaux, un seul donne les bonnes informations : cherchez l’erreur. Des quatre inculpés, Odile Mirroir, vingt et un ans et femme de ménage au moment des faits, est la première à être interrogée. Au président Antonetti, elle explique de nouveau les raisons de son geste : ses deux enfants qu’elle craint de retrouver au commissariat si elle arrive en retard. Elle pleure. Le président relève qu’elle est allée spontanément se faire connaître au commissariat. Au nom d’autres parties civiles, Me Collard appuie lui aussi la demande de nullité. « Si vous passiez outre à ce souhait, lance-t-il au président, on aurait alors le sentiment que dans ce pays on choisit les prévenus parmi les représentants de ceux qui sont autorisés à se faire condamner. Sommes-nous dans une société à responsabilité limitée ? » Dominique Bègles. |
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